Aujourd'hui, c' est mercredi, l' équivalent du jeudi de mon enfance. J' aimais mieux le jeudi qui contient le mot " jeu ".
Un jour, il n' y a pas si longtemps, au temps heureux où j' exerçais encore mon métier, j' ai reçu en consultation une dame accompagnée de sa fille de treize ans.
Celle-ci arborait une moue boudeuse. Sa mère, que je sentais exaspérée, me raconta alors qu' elle ne savait plus quoi faire avec sa fille, qui n' était jamais contente, et qu' elle soupçonnait même de dépression. (Objet de la consultation).
Pourtant, me dit-elle, je fais tout ce que je peux pour l' occuper et qu' elle ne s' ennuie pas. (Nous étions en période de petites vacances). Et elle me fit la liste des activités qu' elle avait planifiées, (vilain mot), pour le quotidien de la gamine.
Celle-ci était soumise à un enchaînement ininterrompu de cours de tennis, suivi de cours d'équitation, puis de cours de danse, de piano...... De quoi en perdre le souffle.
Et cette ingrate lui faisait la tête !
Je posais alors une question à la mère, avant de l' expédier dans la salle d' attente pour que je puisse discuter avec sa fille : " Et quand voit-elle ses ami(e)s ? Où sont ses moments de liberté ? ".
Elle me regarda, interloquée et l' air un peu fâché. Le visage de sa fille s' éclaira.
Je passe la suite; mais, si je raconte ce cas vécu, c' est que je viens de lire un article d' un nommé Bernard Leconte, dont mon récit est une illustration. Cet article a les couleurs de mon enfance d' après-guerre, et le gris des enfances actuelles.
Je ne résiste pas, le voici :
" L' ENNUI C'EST FINI
Autrefois, les enfants s' ennuyaient. Il n'y avait que très peu de distractions, d' activités; les merveilles de la technologie leur manquaient terriblement. Ils étaient forcés d' inventer des jeux. Cela développait leur imagination. Ils devenaient rêveurs, mélancoliques, délirants, brindezingues. Pour ces jeux grossiers, ils utilisaient des bouts de bois et pensaient que c' étaient des épées, des bouts de drap et pensaient que c' étaient des tuniques. Ces pauvres déchets leur suffisaient, ils ne faisaient pas marcher le commerce. Ils restaient parfois des heures entre eux, le soir, à la lueur des réverbères, à bavarder, projeter de nouveaux jeux, dans une exaltation primitive et incontrôlée. Ils devenaient dangereusement inventifs.
Parfois, ils étaient seuls, ils se mettaient à lire. A cause d' une méthode ennuyeuse de lecture appelée " syllabique ", ils avaient vite appris; très tôt, ils dévoraient des livres. C' était une activité solitaire, cultivant le repli sur soi; ils devenaient asociaux, contemplatifs, vieux avant l' âge. Ils acquéraient du vocabulaire. Il leur arrivait de recourir aux dictionnaires, ils avaient des exigences de précision. Ils devenaient tatillons. A cause de cet abus de lectures,ils attrapaient parfois des idées curieuses, ils en discutaient avec leurs petits camarades et même, parfois, avec leurs instituteurs, qui portaient des blouses grises, ils devenaient ergoteurs. Au lieu de se dépenser joyeusement comme on doit le faire à leur âge, ils avaient une vie intérieure rancie. A quinze ans, c' était foutu, c' étaient déjà de vieux cons.
Aujourd'hui, plus une minute à perdre. A l' école, c' est trépidant, tout est ludique. On mélange toutes les matières pour que ce soit plus jouissif, le prof s' efforce d' être rigolo. Quand ce n' est pas l' école, il y a les activités, sportives de préférence, mais on peut aussi faire du théâtre, du découpage, du coloriage, du bilinguisme, de la créativité organisée......
On ne voit plus le temps passer. Derrière vous, des moniteurs, des tuteurs, des coaches, qui vous expliquent, vous disent comment faire, vous rabrouent si vous faites des écarts, si vous vous mettez à rêver. On apprend par exemple le tennis, sérieux comme des petits papes. Et puis il y a le smartphone, les jeux vidéos, la télé, les Pokémons. Sur les réseaux, on " tchatche ", on se fait des amis, beaucoup d' amis, des tas d' amis, on consomme des amis à grande vitesse. Et voilà, tout fabriqué, un gars ou une fille sain ou saine, social, ce qu' il y a de plus social, ouvert, qui a dans la tête toutes les idées qu' il faut avoir, pas trop, pas plus, pas d' encombrement et de coupage des cheveux en quatre, le cerveau bien aéré. ".
Bernard Leconte
Merci à mes parents de m' avoir offert cette enfance colorée, libre et imaginative.
Je ne voudrais pas être enfant maintenant, même si ça me redonnait la jeunesse de l' état civil, parce que l' autre, la vraie, elle est restée tapie au fond de moi, toujours capable d' être brindezingue. Ouf !